
francophile
“ A peine pose-t-il le pied sur le sol libanais, que le voyageur arrivant à Beyrouth est immédiatement surpris par le nombre d’enseignes familières à ses yeux d’occidental, celles figurant aux frontaux des magasins et restaurants, comme celles qui brillent au sommet des grands hôtels”.
C’est par ces mots, que le Professeur de droit à l’Université Panthéon-Assas (Paris II) et grand ami du Liban, Philippe Merle, a illustré de manière fort éloquente la place qu’occupe la franchise sur le marché libanais. L’implantation des enseignes étrangères au Liban fut favorisée tant par l’ouverture au monde du consommateur libanais que par l’afflux constant de la clientèle touristique arabe et occidentale qui a été notamment à l’origine de l’éclosion des Mall ou grands centres commerciaux qui sont des structures d’accueil parfaites aux franchises.
Un peu d’histoire – La familiarisation des commerçants libanais avec la franchise s’est faite en deux temps.
La première qui s’étend sur les années 1990(après la guerre) a vu l’implantation des franchises internationales au Liban, le libanais y tenait le rôle de franchisé. Au début des années 2000, et après qu’il eût pris conscience des avantages économiques de la franchise, le libanais devint franchiseur. Ainsi, fut créé au sein des entreprises, un département de franchise dont les responsables, fins connaisseurs en la matière, avaient pour unique tâche d’assurer et de suivre la fidèle réitération du concept selon les critères internationaux bien établis (manuel de savoir-faire, contrôles techniques, assistance pré et post-ouverture, évolution du know-how, encaissement des redevances….).
La franchise au Liban reçut ses lettres de noblesse avec la constitution en avril 2006 de l’Association libanaise de franchise (LFA) qui a notamment pour objectifs de renforcer et de promouvoir la franchise au Liban, de militer pour la protection de la propriété intellectuelle en franchise, de renforcer l’éthique professionnelle dans les relations franchiseur/franchisé, et d’assurer à ses membres des services d’expertise et d’arbitrage. L’association adopta un code d’éthique censé gouverner et moraliser les relations des parties au contrat, il est fortement inspiré du code d’éthique de la Fédération Française de Franchise. Forte de plus de 200 adhérents (franchiseurs et franchisés), la LFA a imposé la franchise sur l’échiquier économique libanais.
La consolidation de la franchise au Liban a été accompagnée par la systématisation de ses aspects économiques au fil d’une jurisprudence constante qui a eu notamment pour mérite de définir le contrat de franchise et d’en relever les principaux éléments qui en déterminent la cause et qui en font la spécificité.
Au-delà de l’implantation des franchises au Liban, le plus frappant fut le développement international des franchises libanaises, surtout dans le secteur de la restauration, particulièrement dans les pays du Golfe. Ce succès est principalement dû à la flexibilité juridique du modèle (I).
L’optimisme planait sur ce tableau jusqu’à ce que des vents contraires soufflent de toutes parts, entrainant le Liban dans la crise économique et financière la plus sévère de son histoire, accentuée par la terrible explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020 et l’épidémie deCOVID-19. Plongées dans le déficit à l’instar des autres secteurs, les enseignes libanaises ne peuvent plus compter que sur les revenus générés par leurs franchises à l’étranger pour équilibrer leur budget. C’est ainsi que le développement international est devenu la bouée de sauvetage d’une économie à l’agonie (II)
I – Le développement international, facilité par la souplesse juridique.
La franchise s’est développée au Liban sans loi, comme dans beaucoup de pays dont la France. Cette souplesse a permis de consacrer des principes juridiques de base bien connus dans le monde de la franchise (A), mettant ainsi la franchise libanaise aux normes juridiques internationales (B).
A – Une souplesse qui consacre les principes juridiques de base en franchise.
Il n’y a pas de loi sur la franchise au Liban et c’est ce qui a sans doute pavé la voie à la flexibilité nécessaire au développement de ce concept. Une loi, aurait été source de rigidité. Ce contrat est donc soumis à la liberté contractuelle et au droit commun (le droit commercial et le code des obligations et des contrats, tous deux d’ailleurs écrits à l’époque du mandat français). Une jurisprudence constante, inspirée de la jurisprudence française, a progressivement dégagé les éléments essentiels du contrat de franchise : la mise à disposition par le franchiseur des éléments de ralliement de la clientèle, la transmission d’un savoir-faire qui doit être secret, substantiel et identifié, la formation et l’assistance continues. Les tribunaux ont prononcé l’annulation du contrat de franchise en cas d’absence de savoir-faire puisqu’il constitue d’après les juges la cause essentielle du contrat. De son côté, le Code d’éthique de l’Association libanaise de franchise définit le savoir-faire de manière similaire à celle du règlement européen de 1999 sur la franchise :
“Le savoir-faire est un ensemble secret, substantiel et identifié d’informations pratiques non-brevetées, résultant de l’expérience du franchiseur et testées par celui-ci”.
Cette souplesse a permis l’adaptation de la franchise libanaise et son export sur les marchés internationaux
B – Une souplesse qui s’adapte aux modèles internationaux et ne surprendra pas les franchiseurs français notamment
De ce qui précède, on peut affirmer que le droit libanais a fait sien les principes juridiques fondamentaux dégagés par la jurisprudence française en droit de la franchise. Les commerçants libanais ont été par conséquent soucieux de développer leurs concepts en harmonie avec les normes etles usages internationaux. Ainsi, le développement d’une franchise libanaise à l’étranger suit les étapes suivantes :
a. La rédaction des divers manuels (manuel du personnel, manuel d’architecture, manuel du marketing, manuel du savoir-faire): le franchiseur établit ces manuels avec l’aide de consultants spécialisés en la matière qui lui systématisent son savoir-faire en l’adaptant le cas échéant au pays d’implantation de la franchise.
b. Le dépôt de la marque dans les pays d’implantation par l’intermédiaire d’agences spécialisées en matière de propriété intellectuelle qui font une recherche d’antériorité.
c. La préparation d’un “Kit” de documents légaux :
- Contrat de confidentialité ou (NDA, Non Disclosure Agreement) pour couvrir le premier échange d’informations avec le potentiel franchisé.
- MOU (Memorandum of understanding): ce document sera signé lorsque les négociations seront avancées, il contient généralement les droits et obligations suivants :
- le droit pour le franchisé de visiter une unité pilote ou l’usine du franchiseur sans toutefois prendre des photos ou voir les manuels opératoires
- l’octroi au potentiel franchisé pendant une durée déterminée du droit exclusif de signer un contrat de franchise sur le territoire envisagé en contrepartie de paiement au franchiseur d’une somme d’argent au titre de réservation de savoir-faire. Si le contrat venait à être, signé, cette somme serait défalquée du droit d’entrée
- l’obligation pour le franchisé de faire son étude prévisionnelle de marché sur le territoire et de la communiquer au franchiseur, cette étude servira de critère pour déterminer le nombre d’unités qu’il exploiterait
- exclusivité réciproque de négociations.
-
Le contrat de franchise lui-même : c’est systématiquement un document très complet et très détaillé qui détermine ses éléments essentiels (savoir-faire, assistance, droits d’entrées, redevances….) et contient reprend une longue liste d’annexes (les divers manuels ci-dessus cites, l’étude de faisabilité faite par le franchisé, le calendrier d’ouverture de points de vente)

C-A propos du contrat de franchise courant au Liban
Le montant du droit d’entrée varie selon l’importance du territoire concédé. Les redevances oscillent souvent entre3et 5% du chiffre d’affaire, elles peuvent augmenter avec les années. A elles s’ajoutent des redevances de publicité (généralement autour de1ou 1,5% du CA). Certains réseaux prévoient un amalgame entre ce pourcentage et un montant de redevances, forfaitaire, sera dû le plus élevé des deux montants.
Au titre de l’assistance continue, le franchiseur assure un certain nombre de visites gratuites par an, au-delà un tarif par visite sera dû.
La durée du contrat doit permettre au franchisé de rentrer dans ses investissements et de réaliser des profits, elle se situe en général entre10et 15ans, tout en sachant que c’est au bout de la 3ème ou 4ème année qu’il atteint le “break eaven” ou « point mort ».
Une spécificité est à relever dans certains contrats de franchise libanais développés à l’international : la “Manchise” (pourManagement et Franchise). Il est ainsi prévu dans le contrat que le franchiseur délèguera auprès du franchisé pendant les premiers temps (la première ou la deuxième année) en permanence au moins deux membres de son personnel pour tenir chez le franchisé des postes clé qui sont déterminés au contrat.
Bien qu’étant des employés du franchiseur, le franchisé paye leur salaire et leur hébergement. Cette formule est peut-être commercialement fiable puisqu’elle assure la fidèle réitération du savoir-faire sous la surveillance d’un personnel d’origine, mais elle va à l’encontre de l’indépendance du franchisé et en cas d’échec et donc de litige, elle permettra au franchisé de plaider la responsabilité du franchiseur pour faute.
Les franchiseurs libanais ont eu rarement recours à la Master franchise, sans doute par souci de pouvoir eux-mêmes contrôler le développement de leur concept et surtout parce que ce dernier se prête peu à ce genre de montage : toutes les franchises libanaises qui se sont développées à l’étranger concernent la restauration.
La principale difficulté à laquelle les franchiseurs ont été confrontés lors de la fin anticipée ou normale du contrat a été d’empêcher le franchisé de continuer à exploiter le concept (que ce soit le nom concédé lui-même ou par la création d’un concept analogue puisqu’il a déjà appris le métier !).
Certes, le contrat prévoit le mécanisme juridique adéquat (obligation de remise de l’enseigne et des signes distinctifs, obligation de modifier le décor, obligation de non-concurrence et de non-affiliation), mais c’est son application qui fut problématique : elle dépend de l’efficacité et de la célérité de la justice locale (même en présence d’une clause d’arbitrage) sans quoi, le franchiseur ne pourra pas signer un nouveau contrat de franchise pour le territoire concerné avec un tiers.
Comme nous le constatons, le succès était au rendez-vous, que ce soit pour les enseignes étrangères établies en franchise au Liban ou pour les enseignes libanaises qui se sont développées en franchise à l’étranger. Mais c’était sans compter les sables mouvants locaux et régionaux qui ont commencé à bouger à partir de 2012, entrainant progressivement le Liban dans les abysses économiques et financiers. A l’instar de tous les secteurs économiques, le secteur de la franchise a été lourdement affecté, et les pour survivre, les enseignes libanaises ne peuvent plus compter que sur leurs franchises ouvertes à l’étranger.
II- Les franchises libanaises à l’étranger, bouée de sauvetage dans une économie en crise
Le constat de la crise économique et financière qui sévit au Liban et ses implications sur le secteur de la franchise sont terrifiants (A). Les enseignes libanaises aux abois, ne peuvent plus compter que sur les revenus de leurs franchises à l’étranger (B).
A-Un constat terrifiant.
Pour connaitre l’origine de la crise actuelle, il faut remonter aux sources du fonctionnement du système ou de la « bulle bancaire ». Les banques sont créancières de l’Etat en dollars (euro bonds) et elles perçoivent des taux d’intérêts très élevés. En parallèle, pour attirer de nouveaux déposants, elles ont proposé des taux de rémunération très élevés en dollars puis elles ont utilisé les nouveaux dépôts pour payer les plus anciens.
La Banque du Liban, était la clé de voûte de ce système : elle proposait des taux attractifs pour attirer les capitaux des banques commerciales. Elle prêtait ensuite ces fonds à l’Etat libanais- dont elle connaissait l’insolvabilité- qui devait s’endetter pour couvrir ses dépenses. Pour inciter les banques commerciales et la BDL à lui prêter, l’Etat offrait lui aussi des taux élevés sur les obligations. Or, l’Etat ne générait pas suffisamment de revenus pour financer les intérêts promis et devait donc s’endetter davantage auprès des banques et de la BDL ce qui créait une boucle. Certains ont comparé, à juste titre, ce système à la pyramide de Ponzi ou financement des taux d’intérêt par la dette.
Ce système fonctionnait tant que des devises étrangères affluaient vers le Liban à travers les virements des expatriés libanais travaillant dans les pays du Golfe ou grâce aux touristes étrangers. Mais à partir de2012etles retombées de la guerre en Syrie, ces ressources se sont taries et le système financier tournait en « cercle fermé » et n’a tenu la route que suite à des « ingénieries financières » qui ont retardé l’éclatement. Celui-ci survint en octobre2019lorsque des centaines de milliers de libanais envahirent les rues pour protester contre la classe politique et la crise économique. Cela a eu pour conséquence immédiate la fermeture des banques pendant deux semaines puis elles ont instauré dès leur réouverture un contrôle de fait des capitaux interdisant les retraits en devises ainsi que les virements en devises à l’étranger.
Selon des circulaires de la BDL, les titulaires de dépôts en devises étrangères sont autorisés à les retirer en livres libanaises au taux de 3900L.L. pour un dollar, et le total des retraits mensuel est limité. En parallèle, la livre libanaise a plongé au marché noir face au dollar, atteignant 15000L.L. en janvier dernier avant de se stabiliser actuellement autour de 12500L.L. Tout cela a été accompagné d’une inflation vertigineuse des prix puisque le Liban importe plus de80% de ses produits de consommation et d’une paupérisation générale. Le directeur général de l’Association Libanaise de Franchise Raja Habr estime que la vente en détail a été réduite de plus de 50% par rapport à ce qu’elle était en 2012.4
L’épidémie duCOVID-19s’estinvitée dans ce sombre tableau. Le Président de la LFA Yehya Kassaa précise qu’à la différence des autres pays qui ont imposé un confinement, le Liban n’a pas accompagné ces mesures par des indemnisations aux commerçants. La crise sanitaire a donc accentué les pertes.
Le coup de grâce survint le 4aoûtlorsque 2700 tonnes de nitrate d’ammonium mal entreposés au port de Beyrouth explosèrent en un cataclysme qui détruisit la moitié de la capitale faisant 206 morts et plus de 6 500 blessés. Selon le directeur exécutif de la LFA, plus de 10 000 entreprises furent partiellement ou totalement détruites et 100000personnes ont perdu leur emploi. Avec l’inflation des prix, la reconstruction fut ruineuse surtout que les assurances qui attendent les résultats de l’enquête n’ont pas couvert.
Dans ce paysage économique lunaire, les espoirs des commerçants libanais se tournent vers les revenus de l’étranger en devises ou ce qu’on appelle communément « l’argent frais ». Les franchises internationales en sont un exemple.

B- Les franchises internationales, bouée de sauvetage.
Le secteur de la franchise a bien entendu souffert des répercussions de cette crise.
Les franchises étrangères implantées au Liban ont vu leur chiffre d’affaire fondre puisqu’elles importent leurs articles dont le prix, indexé sur le dollar, est hors de portée du pouvoir d’achat des clients. Bon nombre d’entre elles ont déjà plié bagage et ont disparu du marché local. Le reste ne renouvelle même plus ses collections et est sur le départ.
Pour les franchiseurs libanais (en particulier dans le secteur de la restauration) le marché local est pratiquement mort, tant en raison de la crise sanitaire que de la crise économique. Coûteuse, l’importation de leurs matières premières leur crée un déficit qui n’est point renfloué par la hausse des prix à la consommation. Leur seul salut vient des rentrées (quoique maigres également vu le contexte sanitaire international) en provenance de leurs franchises à l’étranger. Vu qu’aucune sortie de la crise économique n’est visible à court terme, les franchises libanaises n’auront d’autre choix que de se développer à l’étranger.
Karim Torbey
Chargé de cours à la Faculté
De droit et des sciences politiques
De l’Université Saint-Joseph de Beyrouth
Avocat au Barreau de Beyrouth.
Expert membre du FranchiseBusiness Club
1-Ph. Merle, in préface de l’ouvrage de Karim Torbey,“ les contrats de franchise et de management à l’épreuve du droit des sociétés” LGDG 2002, T. 384.
2- en ce sens : tribunal de première instance de Beyrouth, 17janvier 2008, Receuil AL Adl de l’Ordre des Avocats de Beyrouth, 2008, p. 798.